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Metanoia Artistes Performers
6 juin 2010

MANIFESTE ARTISTIQUE

 

Metanoia > Manifeste artistique, juin 2007
PERFORMERS, PERFORMANCES

par Jacques Brunet-Georget
CC- certains droits réservés/ Metanoia

- le visible et l'invisible

Printemps 2006, gare de Bordeaux Saint-Jean : des groupes à la composition aléatoire interviennent, dirait-on, au milieu des gens. Inter-viennent, c'est-à-dire adviennent entre, dans les interstices et les intervalles ; interagissent, s'intercalent, s'interrompent, interrompent les flux ; inter-prètent, aussi, une sorte de danse imperceptible, non signifiante, une danse non-dansée, et interrogent par là le fait même de leur présence. Il s'agit de se laisser immerger dans les courants et les passages, dans  tout ce qui circule, à petite ou grande échelle, au sein d'un lieu aussi particulier. Laisser le corps réagir, se faire imprégner par des micro-mouvements ou par des flux d'ensemble ; puis, progressivement, donner à cette gestuelle acquise (contingente, non codifiée par avance) une consistance quasi-chorégraphique qui ne leur confère pas pour autant un statut spectaculaire: répéter les gestes, les amplifier, varier les vitesses, traverser des seuils d'intensité, leur communiquer une vibration particulière… Tout ça sans le signaler, sans le désigner au regard ni à l'attention. Ceux qui passent (passants, passagers…) pourront le voir ou non, s'y arrêter ou pas ; certains sentiront une légère incongruité, d'autres percevront inconsciemment un parasitage de leur champ et l'inscriront même, l'espace d'un instant, comme par contagion, dans leur propre corps, barrant leur marche stéréotypée d'une aberration fugace (déséquilibre, balancement…). Détourner l'allure, les allures, supposées "naturelles" et "normales" du corps en les poussant à leur limite, en les décalant par rapport à leur cadre habituel ; se manifester dans le champ de vision sans se poser comme objet de spectacle, se rendre sensible, perceptible, tout en restant dans une certaine invisibilité ; créer des effets de brouillage, modifier la logique des flux, sans jamais intervenir sur un mode volontariste ; se connecter à une circulation d'ensemble sans forcément voir tous les autres et tout en inscrivant dans l'espace la singularité d'un tracé ; enfin - pointe extrême du processus - faire surgir des combinaisons corporelles fantasmagoriques, des scènes insolites dans les coins les plus communs (point-rencontre, panneau d'affichage, distributeur de boissons, entrée du quai, porte des toilettes…), mais en se fondant sur la logique et l'ambiance propres de ces lieux, comme si le plus fou pouvait sortir du plus banal, comme si il n'y avait rien d'étonnant à voir ça là, comme si, à la limite, rien n'obligeait à tourner les yeux pour le voir… Et pourtant quelque chose a lieu, qui donne à voir sans se faire spectacle, qui enregistre, comme un sismographe, les vibrations de l'espace et des flux tout en suscitant autre chose, une nouvelle forme de visibilité et une autre manière de regarder - qui est aussi bien une autre manière de sentir.

 

- le mélange des genres

 

Danseurs, comédiens, chanteurs, plasticiens, vidéastes… Tout ce petit monde a maille à partir, a son mot à dire, son geste à faire, à offrir. Il n'y a pas de statut institué du performer, il ne rentre pas dans une catégorie préétablie et n'est pas censé répondre de compétences définies par avance. Ses compétences sont singulières, irréductibles, et il ne cesse de les remettre en jeu dans le processus de la performance: le danseur rencontre l'étrangeté de la parole ou du cri, le comédien se frotte à un nouveau type de corps, fait d'énergie et de rapports dynamiques, le plasticien vient questionner le rapport entre la forme et la force, entre l'image et le mouvement… Il n'y a pas de lieu plus approprié que la performance à une interrogation sur les limites disciplinaires: pur espace de jeu, elle ouvre la possibilité de mettre à l'épreuve ce que chacun éprouve comme un savoir dans son champ propre, et fait surgir de nouvelles modalités d'expression en mêlant, en faisant parfois s'entrechoquer, des pratiques que la tradition académique ne cesse de séparer.

 

- la norme, le normal, le légal

 

Sur le quai de la gare, des gestes quotidiens sont décalés, poussés à leur extrême limite, ritualisés… Dans les rues de la ville, des espaces publics, presque consacrés, sont investis par des manèges étranges, des parades folles, des immobilités sidérantes…Avons-nous le droit de faire cela ? Sans doute, puisque personne ne nous l'interdit. Pourtant, il est manifeste que nous transgressons quelque chose, mais cette transgression est particulière car acceptable, porteuse d'une intention qui peut résonner pour qui sait s'y rendre perméable. Sommes-nous fous, alors ? Oui, mais fous dans le mesure où nous rendons raison d'une certaine manière dont les normes du "raisonnable" et du "convenable" se construisent. Pourquoi consentir si facilement à conformer son corps à une démarche, une gestuelle, une expression surimposées ? Pourquoi ce qui est tenu pour "l'espace public" enveloppe-t-il les possibilités corporelles dans un langage porteur de valeurs réductrices, souvent appauvrissantes ? Des anecdotes sont instructives: interpellés par l'équipe de surveillance de la gare, nous avons dû fournir nos pièces d'identité tout en goûtant le trouble de ces agents de l'ordre qui ne pouvaient rien nous reprocher si ce n'est de nous trouver sur le quai sans titre de transport, alors même que c'étaient la forme de nos déplacements, leur apparente incongruité, qui les avaient alertés. Mais pourquoi ? Eux-mêmes seraient bien incapables d'en rendre compte, sauf à invoquer comme par un réflexe pavlovien une prétendue normalité dont chacun sent bien qu'elle ne résiste ni à l'examen ni à l'expérimentation. Que dire encore de cet homme qui appelle la police en voyant une sorte de jogger-araignée en train d'escalader le sol absolument plat des bords de la Garonne, et de sa légère honte devant l'œil amusé et intrigué de ces mêmes policiers, qui restent pendant de longues minutes dans une inhabituelle posture d'observation, presque contemplative ? Qu'on ne s'y trompe pas: il ne s'agit pas de provocation, ni d'un jeu d'hystérie avec la loi. Ce qui est en jeu, c'est d'inscrire une sorte de jouissance en excès dans un réel normalisé pour en faire vaciller les contours, pour appeler le regard du passant à en jouir autrement, et pour lui faire sentir les possibilités libératoires de sa présence à ce qui l'entoure. D'une certaine manière, toute performance est un acte politique dans le mesure où elle invite à subvertir depuis l'intérieur même de notre expérience du réel ce qui fait obstacle à sa saisie authentique, ce qui de la norme limite une appropriation intensive de ses ressources.

 

- réel, angoisse, suspension

 

L'angoisse est-elle l'affect majeur de la performance ? Il y a une angoisse du performer (comme d'ailleurs du "spectateur", qui, à ce titre, est convié de plain-pied dans l'élaboration du travail), lorsqu'il lève la perception "naturelle" du monde et le système de représentations qui la structure pour se rendre disponible - mais aussi vulnérable - à l'émergence d'un inédit: laisser vaciller ses repères, accepter que le déjà connu, le familier se présente - se rende présent - sous le visage de l'étrangeté. L'espace autour n'est plus celui de la maîtrise, des actions simplement possibles à inscrire dans une planification, dans un protocole moteur. Il y a angoisse parce que l'espace et le corps de l'autre ne sont plus reconnaissables sur le mode de l'identification objective, ne peuvent plus se laisser décomposer en unités isolables de signification: quelque chose chute qui est la réalité en tant que représentée, quelque chose s'ouvre - et dans le même temps se dérobe - qui est le réel en tant que forme pure du surgissement. Ce réel est angoissant car non anticipable, il apparaît comme l'énigme même de ce qui arrive ; il revient au performer de répondre à cette énigme et cette réponse est son acte spécifique, à condition de ne pas le comprendre comme un geste conscient, délibéré qui viendrait fabriquer de la réalité sur mesure. A ce qui du réel est béant, indécidable répond l'acte du performer comme une manière de faire jouer ce vide, de faire vibrer ce qui vit, là, d'encore informe. Cet acte n'est pas l'action de l'acteur, l'action préméditée qui n'est pas encore née qu'elle prétend déjà se signifier, ou qui intervient au titre d'événement central, décisif ; c'est une manière de suspendre notre croyance à la réalité ordinaire, de se suspendre au-dessus d'un sol sans fond, ou comme on dit de particules qu'elles sont en suspension dans une solution: se mettre au diapason de ce qui circule, ne rien appuyer, ne pas peser, se rendre poreux à ce qui arrive au titre de l'inédit. Il s'agit là de créer les conditions d'une rencontre avec le réel - le réel de l'espace, des matières, des visages, de l'autre… Rencontrer n'est pas réunir, au sens de réunir le performer et son (?) monde dans une synthèse harmonieuse qui dessinerait une signification pleine (réponse ultime et illusoire à un "qu'est-ce que ça veut dire ?") ; rencontrer, ce serait à la fois accueillir et laisser échapper, saisir et ne pas tenir, une manière de reconnaître le plus intime du réel tout en consentant à le perdre. Une manière aussi, peut-être, de convertir l'angoisse de l'indécision en joie, de faire de ce réel l'expérience même d'un désir non volontariste, qui soulève des possibles sans jamais prétendre à en intégrer le sens.

R.A.S. : Réel, Angoisse, Suspension. Rien A Signaler. Rien à désigner dans un geste démonstratif, rien qui décrive un sens ultime du réel. Juste une manière de répondre à l'énigme de l'événement en créant les conditions d'une disponibilité absolue du performer.   

 

Ce n'est pas contradictoire de dire qu'il y a une technique pour cela. Un art du silence et de la pause, de la rupture et du temps, qui permette de faire résonner cette angoisse et de traiter l'irruption de l'imprévu comme une forme de nécessité.

 

- le corps en acte(s)

 

Performer, c'est (re)découvrir et explorer le feuilleté des possibles corporels. Qu'est-ce qu'un geste dans l'horizon de la performance ? Un mouvement orienté par une finalité, comme certains gestes quotidiens, qu'on produit pour faire quelque chose, en vue d'un certain accomplissement ? Quelque chose qui serait déjà un geste chorégraphique, c'est-à-dire un mouvement revenant sur lui-même, formulant dans sa réalisation même une sorte de conscience immédiate, et qui conjoindrait la tenue d'une intention avec la sensation d'un laisser-faire ? Ou encore quelque chose comme un acte dramatique, porteur d'une valeur représentative et axé sur le problème de l'expression ? Jouer de son corps, pour le performer, revient à traverser ces trois registres, à investir leurs intervalles et leurs coins d'ombre, à sentir combien ils sont à la fois insuffisants et interdépendants. Ce corps pourra visiter les postures quotidiennes, mais pour les subvertir en en faisant glisser les références ; il pourra se faire théâtral, collaborant à l'expression d'un sens ou d'une émotion, mais sans se réduire à une figure au service d'une abstraction ; il pourra se faire corps dansant, mais sans céder à la tentation de la forme, ou d'une esthétique close sur elle-même. Ce qui se dessine, c'est un corps intensif, énergétique, pulsatoire, traversé de différences. Différences de vitesse et de potentiel, pour reprendre des termes deleuziens, avec des seuils d'excitabilité et de transformation ; un corps qui serait possiblement en reconfiguration permanente et qui serait toujours en passe de se connecter à des éléments hétérogènes.

 

Performer, c'est aussi se confronter à l'organique dans sa dimension la plus matérielle. Consentir à habiter un corps vivant, palpitant, imparfait. S'ouvrir à ses différentes consistances (muscles, nerfs, peau…), à ce qu'il sécrète, expulse, pour les intégrer, le cas échéant, au processus de création. D'autant que ce corps est toujours un corps en situation, inséré, en relation avec le dehors (la rue, le macadam, l'herbe, les déchets, les objets usuels…). Dans le même temps, l'expérience corporelle du performer le porte à un certain degré d'abstraction. L'abstraction, ce serait un champ de relations non figurables, une manière de mettre en œuvre le mouvement qui excèderait la question de l'illustration ou de la narration - sans les nier pour autant. Laisser la texture corporelle se prendre dans un jeu indéfiniment ouvert d'échanges et de transformations, de rapports impersonnels et dynamiques… Vers une sorte d'abstraction organique…

 

- espace, temps, événement: "je performe là où je vis"

 

Où la performance a-t-elle lieu, où a-t-elle son lieu, son espace ? Cet espace n'est pas celui, géométrique, de la représentation, qui trace une ligne de séparation entre un intérieur et un extérieur, entre un regardant et un regardé. Il ne s'agit pas tant d'un espace que d'un champ, multidimensionnel et paradoxal. N'importe quel recoin, même le plus insolite, peut devenir central et jouer comme un foyer de rayonnement. Le plus souvent, le dit "spectateur" n'est pas assigné à une position fixe et définitive: son propre espace est problématique, il n'est jamais dans une absolue extériorité ; le regardant est partie prenante des modifications, parfois à son insu. Les lieux ouverts peuvent se laisser approprier - et, dans le même temps, ex-proprier - dans un intimisme extrême, dans des ritournelles ténues (Jardin Public/jardins secrets…)  ; les lieux plus confinés, à la stricte délimitation, offrent parfois des scènes tourbillonnantes, des possibilités de chevauchées, un visage quasi-mythologique (les couloirs d'accès aux quais de la gare, par exemple…). C'est un espace qui ne cesse de reconduire le dedans dans le dehors, et vice-versa: le cœur du visible - centre d'une éventuelle représentation - est toujours en passe de s'éparpiller dans un extérieur indéfini, où le regard et la conscience ne sont pas attendus ni contraints ; l'espace des marges, de la périphérie, n'est jamais déclaré hors jeu, il vient parfois vibrer de sa propre vie, par des retournements curieux. Le plus lointain, le plus séparé, est souvent ce qui nous concerne le plus ; trouver les lignes de fuite du "dedans", la force enveloppante du "dehors", c'est dans cette alternance que pourrait émerger quelque chose comme un "espace".

 

La performance n'a pas de temps opportun ni de temps imparti. Pourtant, sa matière même, c'est le temps, le temps comme forme pure de l'événement. Il est toujours possible de l'inscrire dans des limites déterminées, d'en isoler un début et une fin - et il est même souhaitable de le faire, il y a toujours là quelque chose d'une écriture. Ce qui ne revient pas à fournir un format ; il s'agit plutôt de créer les conditions d'une expérience immédiate de l'événement. En prise avec l'actuel, avec l'ici et maintenant, le performer est amené tout à la fois à traverser la durée dans son épaisseur et à réagir à l'urgence de l'instant. En quelque sorte, il est pris entre deux extrêmes: une appréhension du temps comme infini, comme ce qui s'enroule indéfiniment sur soi-même, et sa fulgurance dans l'événement, comme imminence d'un bouleversement. Ce n'est pas le temps séquencé, domestiqué, du théâtre, qui offre une apparence de "déroulement", ni celui, instantané, de la performance sportive. Tout l'art du performer est de voltiger entre deux gouffres, entre deux infinis: la durée pure comme éternité, l'instant comme puissance d'inauguration. En ce sens, on peut dire: "je performe là où je vis".  "Là où je vis", ce n'est pas seulement mon milieu ordinaire de vie, ni les circonstances actuelles, c'est le temps pris dans son immanence, comme processus même de transformation.

 

- identité, intimité

 

Performer, c'est savoir être "performatif", c'est-à-dire faire un travail critique sur l'identité. L'identité comme ce qui se répète à l'identique, comme régime totalisant du même, comme une manière d'identifier ce que nous croyons déjà connaître. L'identité comme principe gouvernant l'usage esthétique dominant de la forme ; l'identité comme instrument de régulation sociale, conférant à certains une légitimité, en excluant d'autres sous prétexte de non-conformité ou de déviance. Ce qui est en jeu dans la performance, c'est de savoir ne pas être identique à soi-même, aux signifiants ou aux images qui nous identifient, pour inscrire son corps dans des rapports différentiels qui défient la prétention à une unité définitive. Ce savoir lui-même n'est pas inscriptible, pas directement codifiable, il est à reconfigurer sans cesse. Quelque chose émerge, dans nos pratiques, d'une "inquiétante étrangeté" de l'ordinaire: il s'agit de faire trembler les figures communes de la reconnaissance pour révéler ce qu'il y a en elles de troublant, de presque étranger. Ainsi du travail sur le genre et les identités sexuées qui court tout au long de nos expérimentations: jouer sur les genres, sur les "mauvais genres", en contestant, par des décalages parfois infimes, le régime binaire et normatif du "masculin" et du "féminin".

 

Jeter le trouble dans l'identité, c'est aussi réviser notre rapport à l'intime. Par exemple, en inscrivant dans l'espace public, sous une forme non dramatisée, des éléments relatifs à l'intimité du corps: jeu avec la nourriture et les vêtements, toilette quotidienne, rapports de désir… Comment les gestes que nous sommes censés cantonner à la sphère privée sont-ils ici perçus ? Est-ce indécent ou déplacé ? En quoi les déployer dans l'espace du dehors les modifie-t-il ? En quoi peuvent-ils devenir un support de création poétique ?  Dans le même temps, de tels processus contribuent à révéler le réseau complexe de forces et de pouvoirs qui façonnent notre rapport au corps et créent l'illusion d'un domaine intime, qui nous appartiendrait en propre. Le "propre" n'est jamais qu'un mélange impur, traversée de déterminations extérieures ; et qui de plus apte que le performer à faire éprouver ce tissage, cet entrelacs du propre et de l'étranger qui déchire l'apparence d'un noyau irréductible de l'être et qui pourrait peut-être se laisser ressaisir comme une sorte d'"ex-timité" ? De là à élaborer un savoir de "l'extime" comme fondement d'une démarche esthétique et d'une présence au monde…

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