Mélanie Hosteint
Toutes mes réalisations passées et à venir sont les étapes d'un vaste
chantier qui ne cesse de se construire et se déconstruire.
Je cherche à faire émerger des images dans le paysage urbain, dans
le cadre de mon caméscope, ou encore sur scène, avec ce qui est
sensiblement déjà là. Ce sont des sortes de collages ; des actions
qui voudraient exister dans des lieux inattendus ;
des espaces qui attendent qu'un geste les divertissent. La plupart
de ces œuvres se veulent éphémères. Elles surgissent
dans un environnement qui les dépasse et puisent leur force en se
montrant déjà sujettes à disparaître. La répétition d'une même
action s'impose parfois comme une alternative, un moyen de jouer sur
leur réapparition. Je questionne alors les différents sens qui
surgissent selon le lieu et le moment où elle choisit de naître. Je
laisse une porte ouverte à ce que ces actes ne savent pas encore
afin de leur donner d'autres possibles. Je laisse les choses à l'état
de suggestion, entre l'idée et la forme close. Garder une forme
ouverte, c'est laisser la nécessité du moment s'exprimer, donner une
place à l'imagination. Il y a dans ce parcours, la recherche d'une
certaine qualité de présence, entre visibilité et invisibilité.
Ce chantier a démarré par la construction de cabanes en plein cœur de
Bordeaux. Construire des cabanes, c'est revenir en enfance,
oser croire que l'espace peut nous appartenir le temps d'un jeu, non
pas en faire une propriété solide, privée, domestiquée,
mais un lieu d'action, un lieu où on s'isole pour mieux se
réinventer. C'est se rassembler par affinités, constituer une équipe,
un réseau, partager les tâches. Assembler des fragments épars. C'est
ne pas avoir d'autre but que la construction elle-même. Le temps
de la construction est le temps nécessaire à notre propre
réinvention. On n'y habite pas. On laisse la construction vivre jusqu'à
dégradation. Leur matérialité urbaine laissait souvent penser, aux
constructions précaires des sans-abri. Pourtant, le lieu où elles
émergeaient les rendait visibles.
Elles n'étaient pas situées sous un pont ou dans d'autres recoins de la ville mais sur des trottoirs, attachées aux murs des maisons, des églises… comme si, en s'accrochant aux architectures solides et imposantes qui structurent la ville, elles pouvaient apparaître, faire sens ; comme si, en s'offrant un nouveau rapport au public, elles voulaient devenir images. L'objet présenté donnait à voir un acte de survie, une recherche de protection de soi, dans une société du rejet. Il n'y avait pas d'accusation de l'exclusion elle-même, mais une nécessité de donner forme à ce que l'exclusion provoque ; donner à voir l'être mis à nu par son propre acte de résistance. L'objet pacifique et solitaire avait pris la peau d'un acte de résistance collective. Il s'était lui-même réinventé.
La rencontre de Thierry Devisme, m'a amené à faire de ces bâtisses,
des musées en carton. Il y exposait ses dessins, les 1ers
dimanches de chaque mois, devant les musées de Bordeaux. Choisir le
jour où l'entrée des musées est gratuite, c'est s'offrir
le moyen d'accéder à un public plus large. La stratégie était de
faire face à l'institution, afin de faire dévier son public vers
l'inattendu.
L'inattendu a fait que je quittai mes morceaux de carton, pour
plonger dans le cadre de mon caméscope, explorer de nouveaux espaces.
Le
caméscope fixé, le corps est libéré du "faire pour donner à voir".
Il devient le lieu même de l'action, se laisse porter par elle.
Chaque chose, mouvement, idée, désir, devient prétexte à improviser.
L'improvisation prend le dessus ; elle me fait passer d'un espace à
un autre, du privé au public, du public au scénique, du scénique
au filmique. Je participe à toutes sortes de performances qui me sont
proposées, dans la rue, dans les supermarchés. Puis j'en propose
à mon tour dans les espaces publics, les espaces d'exposition.
J'écris des chorégraphies courtes, destinées à traverser les rues,
à surgir dans les cafés, etc.
La danse comme terrain d'improvisation s'est présentée comme un
développement logique. La rencontre de Patricia Chen et
Mireille Feyzeau m'a amené à composer dans l'espace scénique. La
scène, c'était reprendre le rapport frontal pratiqué en vidéo
performance. Considérer le corps comme outil de mesure d'un nouvel
espace, se mouler dans des formes pour s'en détacher aussitôt.
C'était reprendre de la performance, l'idée que l'oeuvre se réalise
et se visualise en même temps.
Et si la caméra n'avait pas encore sa place sur scène, elle devenait
elle-même un espace chorégraphique. Elle accueillait des
chorégraphies écrites pour elle, ou partait à la chasse aux corps en
action dans les rues de Bordeaux.
Passer d'un espace à un autre, d'une action à une autre, d'un medium à
un autre, c'est refuser d'avoir une pratique uniforme,
renouveler en permanence le goût du sensible, du curieux, de
l'étrange, et du devenir. C'est finalement s'inventer constamment
de nouveaux refuges. Préserver notre peau afin d'éviter qu'elle ne se
moule dans un genre, un style, une identité. Fermer la porte
un instant aux grandes vérités pour cueillir du bout des doigts ce
qu'il reste de soi et de notre désir à vivre encore, autrement.
Reste à multiplier les ponts entre ce que j'ai traversé et ce qu'il
me reste à parcourir et bondir d'une place à une autre.
Imaginons : danser pour les caméras de surveillance, filmer la rue
elle même, rendre la caméra mobile, et s'intéresser au corps fixe
… Le cycle se recycle. Un corps immobile, dans la rue, cela me fait
penser au SDF. Prochaine étape : danser chez eux.